Je l’avoue d’abord : j’aime son style : direct, non conformiste, scénarisé, autobiographique, intime. J’ai plaisir à lire ses livres, je le sens de ma génération, pétri de capital culturel (avec une mère secrétaire perpétuelle de l’Académie Française, grande historienne de la Russie, il ne manquerait plus que ça) et d’expériences biographiques multiples et mondialisées (coopérant en Indonésie, ayant vécu en Russie, habitant à Patmos…) Je le reconnais aussi : j’ai appris plein de choses nouvelles sur les Évangiles, la vie de Paul, la biographie de Luc, l’église de Jérusalem, les bagarres entre sectes chrétiennes etc. Que d’écarts avec ce que l’Église catholique enseignait sur « tout ça » il y a cinquante ans…(comparez avec la Nouvelle Histoire de l’Église, tome 1, de Daniélou et Marrou, Seuil, 1963). Enfin, et c’est sans doute là l’essentiel, je me suis reposé des questions qui ne m’avaient plus turlupiné depuis bien longtemps : pourquoi ai-je été si croyant pendant les vingt premières années de ma vie ? Pourquoi ai-je abandonné si brutalement ces croyances et pratiques ? Et surtout seule question importante ici : qu’en reste-t-il aujourd’hui à soixante-dix ans ? Que suis-je devenu ?
Agnostique ou franchement athée ? Je crois avoir mieux compris la différence. L’agnostique est celui qui doute et qui se dit comme Carrère : je ne suis pas croyant mais « si c’était vrai » ? Il pratique le pyrrhonisme en laissant une petite porte ouverte sur ce auquel il ne croit plus mais qui le travaille encore. Il se dit : peut-être y-a-t-il quelque chose de vrai dans ce message de Jésus qu’on dit ressuscité et dans les enseignements de Paul qui proclame : « si Jésus n’est pas ressuscité notre foi est vaine » et répète : « je l’ai rencontré, il m’a converti ». L’athée, lui, est certain que Dieu n’existe pas, que toutes ces histoires de résurrections, de rencontres divines, de miracles et de jugement dernier sont des « carabistouilles » destinées à détourner les gens de la vie et de la lutte ici-bas (la religion, « l’opium du peuple »), de les éloigner de la science et de la raison (« par l’emprise du magico-religieux ») et de leur faire supporter la « vallée de larmes » qu’est l’existence humaine (enfin pour beaucoup de gens pauvres et malheureux et même parfois les autres). En tant que chercheur, se voulant « scientifique », généralement amoureux et heureux (sauf en cas de grave maladie ou de crise), je me sens plutôt athée : un athée bienveillant pour les croyants, intéressé à comprendre pourquoi et comment ils croient, pas du tout méprisant à leur égard et reconnaissant que l’athéisme reste minoritaire dans le monde même s’il progresse, du moins en Occident (56% des 16-25 répondent non à la question : « croyez-vous en Dieu ? » en 2010 contre 42% en 1990, en France)»
Et puis si ce livre m’a intéressé, c’est parce que moi aussi, j’ai été très croyant et même militant d’une forme particulière de christianisme qu’après coup j’ai identifié comme « millénariste » (j’ai même fondé avec trois ou quatre autres, à 20 ans, fin 65, un mouvement de ce type qui s’appelait la JUC et qui n’a pas survécu à mai 68). Carrère y insiste à juste titre : Paul et les premiers chrétiens croyaient imminents le retour de Jésus, la fin des temps et le Jugement dernier. En ce sens, ils étaient millénaristes. C’est un certain Jean, dans l’île de Patmos (on n’est pas sûr que ce soit Jean « le disciple préféré de Jésus »), qui a écrit une Apocalypse (Révélation en grec) décrivant la fin des temps précédé par mille ans de bonheur « sur terre » (d’où le terme millénarisme). Il s’agit d’un bonheur « ici-bas », sous la Royauté de Dieu (ou de Jésus, selon les cas), la belle vie sans souffrances. L’écrit est intégré aux saintes Écritures, malgré les condamnations dont fera l’objet le « millénarisme ». J’ai retravaillé la question pour écrire un article dans la revue Temporalités dans un dossier de 2009, intitulé Utopie et Uchronie. Cette relecture de textes millénaristes m’a persuadé, comme d’autres (Delumeau, Séguy…) qu’il constitue la matrice du progressisme moderne, « de gauche », quelle que soit sa version (Saint Simon, Comte, Marx, Trotski ou Che Guevara). La lutte dite « révolutionnaire » a pour but d’instaurer le paradis sur terre, la fin de l’histoire après les trois âges de l’humanité (théologique, philosophique ou positif ; précapitaliste, capitaliste et socialiste…débouchant sur le Communisme). Bref, si on lit les Écritures avec un œil « politique », on fait du Royaume non pas la Cité de Dieu d’Augustin mais le Communisme, la Libération de l’Homme accomplie sur terre. On rejoint l’utopie apocalyptique de Jésus revenant régner mille ans (soit l’éternité) avant de terrasser Satan et ses suppôts… Ne serait-ce pas le symbole des peuples du monde se dressant contre l’injustice, le capitalisme et le malheur ?
Bref, même si je regrette un peu que Carrère n’ait pas assez insisté sur cette interprétation qui faisait de Jésus le roi des juifs et le Messie qu’ils attendaient pour chasser les Romains et instaurer un Royaume terrestre et paradis sur terre, il présente bien, selon Luc, un prophète tenant un langage totalement neuf (« les premiers seront les derniers, « bienheureux les pauvres d’esprit » , « je suis venu apporter le glaive et l’épée » etc.»), bref un révolutionnaire (même si je suis d’accord avec Carrère et son interprétation « spirituelle » basée notamment sur les lettres de Paul et l’évangile de Luc). Mais il faut reconnaître que le millénarisme, condamné à trois reprises par des papes, continue à couver dans certaines régions du monde, par exemple sous le nom de théologie de la libération, en lien avec « l’Église des pauvres » chère au pape François. Mais c’est vrai que l’Évangile de Luc et ses Actes des apôtres sont sans doute les textes qui se prêtent le moins à cette interprétation « politique » du christianisme. Il faut dire qu’après les pontificat de Jean Paul II et de Benoît XVI (ce dernier condamna la théologie de la libération, en 1986, alors qu’il n’était encore que Mgr Ratzinger) , cette interprétation est totalement dévalorisée ce qui fait des « chrétiens de gauche » (Communistes parce que chrétiens tel fut un temps leur slogan…) une espèce en voie de disparition en Occident.
L’interprétation « spirituelle » des Écritures a donc triomphé notamment depuis Augustin et le concile de Nicée, au moment même où suite, à la conversion de Constantin en 312, l’Empire romain devenait chrétien sous Théodose en ce 4è siècle où surviennent les invasions barbares. Et je suis d’accord avec Carrère pour dire que le message quelque peu subversif et troublant de Paul (anti-riches, anti-familles, anti-rites, anti-intellectuels…) s’est quelque peu perdu avec l’avènement et la domination de la Chrétienté. Il faudra attendre Luther et le protestantisme pour que cette flamme se rallume quelque peu, en même temps d’ailleurs qu’advenait un nouveau millénarisme radical et violent (la guerre des paysans, la commune de Munster, les anabaptistes etc.). De fait, les deux lectures « spiritualiste » et « politique » des Écritures dites saintes ont toujours coexistées avec des rapports de force divers. C’est la première qui semble aujourd’hui à nouveau triompher chez les catholiques avec le maintien des dogmes de la Parousie, de l’Enfer, de la Résurrection des morts, du Jugement dernier, de l’Assomption de la Vierge et de l’Infaillibilité pontificale…
C’est vrai qu’on est très loin des premières communautés chrétiennes fondées par Paul et décrites par Carrère dans son livre, avec un gros effort de « mise en scène » qui ne doit pas plaire à tout le monde. Il est vrai que la coupure entre l’église de Jérusalem mené par Jacques, le frère de Jésus, et partisan de la circoncision et de l’observance des rites juifs (et des sentiments anti-Romains) et les communautés pauliniennes toutes pétries de spiritualité, de subjectivité et d’universalisme (et plutôt pro-Romains) a dû être profonde et l’auteur a su introduire le suspense pour que le lecteur se demande «qui a gagné ? ». En fait c’est bien saint Paul canonisé et dont les lettres entrent dans le Nouveau Testament. Mais, grâce à saint Luc qui écrit une version, genre motion de synthèse, permettant de réunir les deux branches de l’Église primitive et d’amalgamer Paul aux Douze disciples ayant « reçu le Saint Esprit » (une vision collective) à la Pentecôte. Mais quid des évangiles apocryphes dont il n’est malheureusement pas question dans le livre ? C’est le seul reproche « de fond » que je lui ferais. Parmi ceux-ci, je voudrais en citer un (l’évangile selon Marie) que je n’ai pas lu mais dont une réinterprétation littéraire (cf le Da Vinci Code ou La Dernière Tentation du Christ) et même un essai théologique (Dieu, homme et femme de Jürgen et Elisabeth Moltmann, Cerf, 84) a fait du couple Jésus-Marie-Madeleine (en fait Maria de Magdala) un couple fondateur d’un christianisme de l’égalité des sexes. En effet, cette Marie – décrite comme une prostituée par un des Évangiles – fut la première à avoir vu le tombeau vide. Elle a appelé les disciples qui l’ont constaté. Elle a décidé que le jardinier qu ‘elle a rencontré sur les lieux est son mari, Jésus (qu’elle appelle Rabbouni, mot tendre en Jean, 20, 16) qu’elle croit ressuscité. Mais elle est écartée des apôtres par les disciples et elle ne fait pas partie des Douze consacrés par l’Esprit ? Ceux-ci, selon moi, ont fait des récits imaginaires de plusieurs apparitions (Emmaüs, Tibériade, Jérusalem..) qui furent recopiés par les évangélistes, ils ont inventé une Pentecôte qui fait du Saint Esprit – langue de feu – le moteur de l’Église naissante. Et si tout ça résultait d’une réécriture misogyne destinée à éliminer Maria, femme de Jésus, et faire de lui un homme vierge, totalement lié à une seule femme, sa Mère, promue au rang unique de sainte Vierge ?
J’en reviens à cette interprétation « spirituelle » dominante du christianisme et aux réponses à mes questions initiales . Non, je ne crois plus à l’existence des esprits – même avec majuscule- sans corps ni matière. Ni à un Dieu le père, vieil homme avec une grande barbe blanche, ni à une Idée platonicienne de Dieu purement spirituel non plus. Ce sont les hommes qui ont créé les dieux pas l’inverse. Le Saint-Esprit qui vient soi-disant nous visiter c’est la réminiscence, le rêve, l’insight, la découverte (Euréka) à l’intérieur du cerveau (cortex) mais pas la petite flamme qui vient se poser sur la tête. Je ne crois plus à la Résurrection de morts, fut-il celle de cet Homme hors du commun qui s’appelait Jésus. Je suis d’accord avec Carrère : il a dit des choses inédites, radicalement neuves, révolutionnaires mais il est mort sur la croix, point final. C’est par un drôle de concours de circonstances, notamment la personnalité incroyable de Paul, et du récit de sa conversion que cette secte fondée sur une légende religieuse, un mythe comme il y en a partout ailleurs, a pris racine au cœur de l’Empire romain, au Moyen Orient puis en Occident, et est devenue quasi-universelle lorsque cet Empire en a fait une religion d’État. Comprendre comment c’est arrivé est passionnant mais ne nécessite aucune explication « spirituelle ».
Par contre, je crois à un esprit incorporé dans le corps, à l’union intime du corps et de l’esprit, un corps spirituel si on veut. Mais l’esprit dont il s’agit n’est pas celui du spiritualisme religieux. Il recouvre le domaine des émotions, des sentiments, des états psychosomatiques qui sont à la fois corporels et psychiques, matériels et spirituels, naturels et culturels, sensibles et intelligibles. Je ne me rallie donc pas à un matérialisme mécaniste, naturaliste qui nierait l’existence d’un esprit incarné. Et ceci à cause de l’expression unique par l’homme de ces émotions, sentiments, souffrances mais aussi découvertes, connaissances, créations : le langage. Oh pas n’importe quel langage ! Un langage-action qui permet de faire ce que l’on dit et de dire ce que l’on fait. Un langage-réflexion qui permet de revenir sur ce que l’on a fait et de le modifier volontairement (métalangage). Un langage-création qui permet d’inventer, de dire et faire et refaire du neuf. Bref, ce qui fait que le corps humain soit porteur d’un esprit (au sens anglais de Mind) et qu’il y a de l’esprit qui s’exprime dans le langage (et pas seulement les mots d’esprit). J’ajoute, pour finir, que je crois que ce langage est social, collectif, partagé et que c’est grâce à ce langage-socialisé que l’aventure humaine a pu secréter à la fois des choses aussi horribles que la Shoah, le Goulag ou Hiroshima mais aussi des œuvres aussi sublimes que la musique de Bach, Mozart ou Beethoven, la littérature de Shakespeare, Goethe ou Hugo, le cinéma de Chaplin, Eisenstein ou Kurosawa sans parler de la science de Galilée, Newton ou Einstein. L’art et la science prouvent, selon moi, que l’humanité peut échapper à la logique « mécanique » de la guerre, de la xénophobie et du capitalisme destructeur de la Planète. A condition que l’esprit incorporé mais expressif puisse dire non aux sirènes de la domination, de l’accumulation et de la violence. Voilà comment et pourquoi je me définis ni comme spiritualiste (ex-chrétien) ni comme matérialiste (ex-communiste) tout en puisant ce qu’il y a de mieux chez Jésus et chez Marx : je suis un militant de l’action, de la réflexion, de la création et surtout de la socialisation qui se veut modestement réaliste, en essayant de faire avancer, par l’analyse du langage, la compréhension des biographies de notre temps, de ses temporalités et de ses potentialités. Bref un sociologue engagé mais ouvert à des lectures et des leçons comme celles du Royaume.