Autour d’Humanae vitae

Alors qu’il est archevêque de Cracovie depuis 1964, Karol Wojtyła fait partie de la commission conciliaire sur le mariage. On sait que cette commission était divisée entre une majorité favorable à l’autorisation d’utiliser les moyens contraceptifs oraux (qui seront autorisés en France par la loi Neuwirth de 1967) et une minorité désireuse de conserver le discours traditionnel pour qui ces pratiques étaient opposées à la morale catholique telle que définie antérieurement. De ce fait Gaudium et spes a un chapitre 51 sur le mariage qui rappelle à propos de la régulation des naissances « qu’il n’est pas permis aux enfants de l’Église, fidèles à ces principes, d’emprunter des voies que le Magistère, dans l’explication de la loi divine, désapprouve » mais qui ajoute en note 118 après des rappels à Casti Connubii ; aux allocutions de Pie XII et à un texte de Paul VI, que :

« Par ordre du Souverain Pontife, certaines questions qui supposent d’autres recherches plus approfondies ont été confiées à une Commission pour les problèmes de la population, de la famille et de la natalité pour que, son rôle achevé, le Pape puisse se prononcer. L’enseignement du Magistère demeurant ainsi ce qu’il est, le Concile n’entend pas proposer immédiatement de solutions concrètes ».

Le Concile étant terminé en 1965, cette commission conciliaire devenue pontificale poursuivit ses travaux et en juin 1966 majorité et minorité publièrent des textes contradictoires. Karol Wojtyla empêché d’y participer par les autorités polonaises, envoya à Paul VI le rapport d’une commission qu’il avait lui-même créée dans son propre diocèse pour réfléchir sur ces questions. Ce n’est ensuite qu’Humanae vitae est publiée en juillet 1968 par Paul VI (qui a nommé Karol Wojtyla cardinal en juin 1967 [1].

Il est inutile de rappeler les conséquences de cette encyclique dont certains pensent qu’elle a rompu les espoirs nés du concile [2] : ce qui reste à comprendre c’est l’attitude de Jean-Paul II lui-même quand, devenu pape en 1978 il défendit Humanae vitae tout au long de sa vie sans tenir aucun compte des thèmes de la majorité de la commission ni des protestations ultérieures.

La position de Jean-Paul II peut être repérée tout spécialement dans deux sources : un livre d’abord Amour et responsabilité, publié à Cracovie en 1962, traduit en français en 1965 [3] ; les nombreuses allocutions prononcées ensuite lors des audiences générales du mercredi qu’il donna comme Pape, de 1979 à 1984 et qui traitent de la spiritualité du corps et qui se terminent par un commentaire d’Humanae vitae.

 La spiritualité du corps selon Karol Wojtyla puis Jean-Paul II

Amour et responsabilité

Ce livre est le fruit de la rencontre d’une préoccupation pastorale et d’un souci intellectuel. Karol Wojtyla est en contact permanent avec de jeunes couples et il veut rendre intelligible les conseils qu’il leur donne : ordonné prêtre en 1946, il est envoyé à l’Angelicum où il prépare une thèse consacrée à saint Jean de la Croix mais en 1954 il passe une thèse d’habilitation consacrée à Max Scheler dont le titre Évaluation de la possibilité d’édifier une éthique chrétienne sur la base du système de Max Scheler est révélateur (Weigel 172).

Wojtyla a trouvé chez Scheler le complément, tourné vers l’individu, de l’objectivisme traditionnel du thomisme qu’il ne renie cependant pas. En effet Scheler (1874-1928) est phénoménologue à la suite de Husserl puis sociologue. Il place la personne au centre de sa conception : dans Nature et formes de la sympathie écrit en 1922 [4], Scheler déclare se sentir proche des thèses d’Aristote sur l’amitié de l’Éthique à Nicomaque (Scheler 230), ce qui ne pouvait que séduire Wojtyla qui cherchait précisément une synthèse intellectuelle de cet ordre. Citons simplement cette phrase issue des pages consacrées à Amour et personne (Scheler 230-233) qui manifeste un personnalisme dont Woytyla s’inspirera : « Toutes les fois que nous considérons un homme comme un « objet », sa personne nous échappe, et il ne nous reste entre les mains que sa simple enveloppe ». Si la valeur intellectuelle ou le génie artistique d’une personne peuvent être repérés objectivement « il n’en est pas de même des valeurs morales qui se révèlent à nous dans et par l’acte d’amour pour la personne ».

Wojtyla va tirer les conséquences de ce personnalisme en appliquant ces principes y compris dans les relations sexuelles du couple. Par exemple quand il veut résumer sa thèse sur cette question, Wojtyla déclare que « la vie en commun de deux personnes de sexe différent, implique toute une série d’actes dont l’une est le sujet et l’autre l’objet » mais ce qui bien souvent entraine un usage de l’autre comme un pur objet de jouissance est complètement modifié car « l’amour supprime ce rapport de sujet à objet en le remplaçant par une union des personnes où l’homme et la femme ont le sentiment d’être un seul objet d’action » [5]. Seule la réciprocité du don, la bienveillance au sens aristotélicien de « vouloir du bien à l’autre » permettra l’épanouissement de l’amour.

Wojtyla ne dit pas explicitement que cela vaut aussi dans la relation sexuelle elle-même où chacun doit viser d’abord le plaisir apporté à l’autre comme cela se disait (mais ne s’écrivait guère sauf erreur) dans certains courants français de spiritualité conjugale [6] mais cela est sous-jacent quand Wojtyla à l’inverse juge que « certaines formes de tendresse peuvent s’éloigner de l’amour de la personne et se rapprocher de l’égoïsme des sens » (A&R 158).

Homme et femme il les créa

Cette présentation personnaliste de l’amour sera reprise par Jean-Paul II dans ses allocutions prononcées lors des audiences du mercredi de 1979 à 1984 [7]. Le genre littéraire est tout différent : on passe de l’écrit charpenté en 200 pages à des allocutions publiques dont la transcription n’a que deux ou trois pages (et qui dans la version publiée sur le site du Vatican s’accompagnent d’hommages aux différents groupes venus à Rome en pèlerinage ou en session de travail) mais qui vont d’échelonner sur cinq années.

Jean-Paul II s’appuie sur l’Évangile, ce qui est attendu dans une homélie, mais au lieu de broder à chaque fois sur le thème du jour, il annonce dès le début (5 septembre 1979, H&F 9-12) qu’il va travailler dans la suite et pour assez longtemps un texte évangélique, Matthieu 19, 3. Comme ce texte est celui où Jésus, interrogé sur l’indissolubilité du mariage répond que si Moïse a permis la répudiation, « à l’origine, il n’en a pas été ainsi ». Ce renvoi au texte de la Genèse va permettre à Jean-Paul II de se consacrer principalement à l’étude de la « vérité anthropologique » de la nature humaine qui accompagne la « vérité éthique » des paroles du Christ. Ce savoir sur l’homme en référence à « l’origine » va permettre de construire une « théologie du corps » (H&F 323-328) qui va reprendre l’enseignement de l’Église récent dans Gaudium et spes et Humanae vitae.

Les 129 allocutions se terminent par une étude d’Humanae vitae en quinze allocutions, qui servent d’application à la théologie du corps présenté antérieurement et qui la justifient. Le premier extrait cité (H&F 619-620) est « L’Église enseigne que tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie » (Humanae vitae, §11) doctrine fondée « sur le lien indissoluble, que Dieu a voulu et que l’homme ne peut rompre de son initiative, entre des deux significations de l’acte conjugal : union et procréation » (Humanae vitae §12). Du point de vue de la morale, ce texte à une « signification centrale » selon Jean-Paul II car ce principe, s’il est exprimé par l’Église pour exprimer la « loi naturelle » est en conformité avec l’anthropologie biblique (H&F 625) étudié précédemment.

Jean-Paul II répond directement aux critiques : « ceux qui estiment que le Concile Vatican II et l’encyclique de Paul VI ne tiennent pas suffisamment compte des difficultés présentes dans la vie concrète, ne comprennent pas les préoccupations pastorales qui furent à l’origine de ces documents. « Préoccupation pastorale » signifie recherche du vrai bien de l’homme, promotion des valeurs que Dieu a imprimées dans sa personne » (H&F 630). De ce fait, pour respecter le « plan divin », il faut interdire non seulement l’avortement et la stérilisation mais toute méthode qui rendrait impossible la procréation, sauf le recours aux périodes infécondes (H&F 636).

Comme le disait Wojtyla dans Amour et Responsabilité, dans une perspective personnaliste, la conscience de ce que l’on fait est fondamentale et il faut donc explicitement accepter de participer à la création (du plan de Dieu) par la procréation (au plan des personnes) (A&R 175)

Ce vocabulaire est repris par Jean-Paul II : il n’y a pas de don véritable s’il est privé de sa vérité intérieure par la contraception et il cesse d’être un acte d’amour entre personnes (H&F 641). Cette visée de la moralité qui se veut centrée sur les personnes correspond à une spiritualité conjugale qui avait été effectivement mise en valeur dans l’Église, par exemple dans les Équipes Notre Dame.

La spiritualité conjugale dans les années 1950

Si le personnalisme de Wojtyla est essentiellement celui de Scheler, en France le personnalisme chrétien (Jean Mouroux, Jean Guitton, Jacques Madaule) inspire le courant des Équipes Notre Dame du Père Caffarel.

L’historienne Agnès Walch qui étudie ce mouvement [8] parle même du « succès » de la spiritualité conjugale à cette époque (Walch 443). Par exemple, dès son numéro 6 de 1946 la revue du mouvement, L’Anneau d’or, précise bien que l’union entre époux dépasse la mise en commun des ressources de chacun mais qu’elle doit être « connaissance et compréhension mutuelles, acceptation de la personnalité de l’autre avec sa manière d’être de penser, de réagir ; volonté de l’aider à se développer dans la ligne des qualités propres que Dieu lui a données » (p.10). L’accent est mis comme dans Amour et responsabilité sur le mariage comme « soutien mutuel des époux » entendu comme visée de développement de la personne. Cependant, dans le même texte il est dit que « les joies du mariage » permettent de renforcer l’union des personnes sauf cependant « quand elles sont recherchées en contradiction avec la loi divine : car ce n’est qu’en Dieu que les âmes peuvent trouver leur union véritable qui est en même temps ouverture aux autres. L’union dans le péché aboutit à un égoïsme à deux : elle rend impossible le don aux autres. Encore bien souvent cet égoïsme finit-il par tourner à l’indifférence mutuelle ou à l’hostilité ». (L’Anneau d’or 10-11).

Ce texte de 1946 est en totale cohérence avec les développements ultérieurs d’Humanae vitae et l’on ne s’étonnera pas que le Père Caffarel envoie en télégramme de félicitation à Paul VI à la parution d’Humanae vitae. Cette spiritualité conjugale se retrouve en 1980 dans Familiaris consortio, exhortation apostolique de Jean-Paul II où il est dit qu’on constate aujourd’hui « une attention plus grande à la qualité des relations interpersonnelles dans le mariage », situation sur laquelle s’appuie le texte qui rappelle cependant les exigences d’Humanae vitae.

Une vaste enquête faite en 1962 par les membres des Équipes Notre Dame (6000 ménages interrogés) ne fut jamais publiée (Walch 467) car beaucoup se disaient « perturbés par les problèmes que soulèvent la régulation des naissances » et que « s’il en est ainsi pour une élite de foyers, qu’en est-il pour les autres ? ». En cours de dépouillement, on estima que dans 60% des réponses « les exigences de la morale de la procréation était une cause importante de l’abandon de la pratique religieuse » (Walch 467).

On trouvera en annexe le détail de deux sondages nationaux qui permettent de rendre compte de l’évolution des catholiques sur cette question : en 1966 l’attitude favorable à l’autorisation de la pilule par l’Église est en moyenne de 56% mais de 39% seulement chez les pratiquants réguliers [9]. En 1986, l’attitude de Jean Paul II face à la contraception est critiquée en moyenne par 48% de la population mais par seulement 24% chez les pratiquants réguliers.

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On dit souvent que les catholiques ne tiennent pas compte des injonctions de Rome : il faut distinguer entre les catholiques pratiquants et les autres comme le montre le graphique ci-dessous qui compare les attractions (en noir) entre catégories de répondants et attitude d’approbation ou de critique. Les pratiquants réguliers  pensent plutôt qu’il ne faut pas autoriser la pilule ou approuvent la politique de Jean-Paul II dans ce domaine. L’hésitation (ne sait pas) avec laquelle ils étaient en attraction en 1966 est en opposition en 1986 : ils n’ont plus guère d’hésitation. Ce qui a changé en 20 ans c’est que les pratiquants réguliers étaient 23% en 1967 mais ne sont plus que 17% en 1986 : ils sont moins nombreux mais soutiennent mieux les positions de l’Église. Les pratiquants occasionnels sont très proches de la moyenne générale (profils plats), mais les profils des non-pratiquants et des sans religion sont identiques : opposés à la politique de l’Église mais plus hésitants pour la période récente.

Cette attitude a eu également des conséquences sur le nombre moyen d’enfant comme le montre ce graphique de l’Ined [10] qui montre bien l’évolution divergente des femmes catholique pratiquantes régulières dont les générations d’après-guerre gardent un nombre moyen d’enfants élevés par rapport aux non pratiquants ou sans religion.

Pop&Soc447NbEnfantsF Les foyers des Équipes Notre Dame appartiennent à une élite sociale de gens instruits, pratiquants, de niveau socio-économique élevé et qui sont capables de développer entre époux une attitude fondée rationnellement qui s’appuie sur un « devoir de s’assoir » pour réfléchir régulièrement entre époux. C’est une exigence qui est développée au sein du mouvement et qui n’est pas sans lien avec la « révision de vie » de l’Action catholique.

Si Jean-Paul II a été si déterminé durant toute sa carrière de pasteur de Cracovie puis au Vatican c’est qu’il avait à la fois le sentiment qu’il se situait dans la tradition de l’Église et que d’autre part, il avait réconcilié cette tradition avec les exigences d’une philosophie personnaliste de haute tenue, partagée par les élites intellectuelles chrétiennes de l’après-guerre. Il s’agissait donc de proposer une morale d’élite dont il faut se demander maintenant si c’est bien celle de l’Évangile.

Une morale d’élite

Concernant le mariage, l’Évangile propose en effet une morale d’élite : dans Matthieu, précisément après avoir condamné la répudiation (19, 1-9) et que ses disciples se soient lamentés sur la condition de l’homme dans ses conditions (19, 10), Jésus indique que certains deviennent des eunuques « à cause du Royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre » (19, 11-12) ajoute-t-il car nous sommes dans le registre des conseils évangéliques. Ceux-ci sont de l’ordre du Royaume et réservés à l’élite de ceux à qui cela été donné de comprendre. Il en est de même pour la pauvreté dans les versets suivants consacrés au jeune homme riche qui, si il veut être parfait, doit vendre ses biens, les distribuer et suivre Jésus (Mt, 19, 16-22). Là aussi, nous sommes dans une morale d’élite avec l’image du chameau et du trou de l’aiguille et les disciples se demandent une nouvelle fois qui peut être sauvé dans ces conditions.

Pour l’élite de ceux qui veulent suivre le Christ pour le Royaume, le célibat est proposé plutôt que le mariage, mais c’est un conseil, non une obligation. C’est d’ailleurs ce que comprend Paul au chapitre 7 de la première épitre aux Corinthiens : après avoir donné des conseils de dons réciproques entre mari et femme dans le mariage, il ajoute qu’il voudrait que tous les hommes soient comme lui non mariés, mais ce n’est pas une obligation.

A la même époque, à Rome, pour ce qui est des relations entre mari et femme, comme le signale Paul Veyne « sous l’Empire, il n’est plus question de laisser entendre que la mésentente peut régner entre des époux, puisque désormais le fonctionnement même du mariage est censé reposer sur la bonne entente et la loi du cœur. » [11] il s’agit d’une morale stoïcienne d’origine (mais revue par les romains), qui s’impose dans l’aristocratie et que le christianisme ne fera que reprendre.

Saint Augustin défend le mariage mais n’arrive pas à envisager que les rapports physiques puissent enrichir la vie du couple car il voit dans l’absence de domination du désir sexuel le résultat du péché originel du fait de la vision traditionnelle de méfiance face aux passions [12].

La synthèse thomiste dans la conclusion de l’article 2 de la question 153 de IIa IIae va dominer toute les interprétations ultérieures.

Le péché dans les actes humains est ce qui s’oppose à l’ordre de la raison. Mais l’ordre de la raison consiste à ordonner convenablement toutes choses à leur fin. C’est pourquoi il n’y a pas de péché à user raisonnablement des choses pour la fin qui est la leur, en respectant la mesure et l’ordre qui conviennent, pourvu que cette fin soit un véritable bien. Or, de même qu’il est vraiment bon de conserver la nature corporelle de l’individu, de même c’est un bien excellent que de conserver la nature de l’espèce humaine. Et de même que la nourriture est ordonnée à la conservation de la vie individuelle, de même l’activité sexuelle est ordonnée à la conservation de tout le genre humain. C’est pourquoi S. Augustin peut dire:  » Ce que la nourriture est pour le salut de l’homme, l’acte charnel l’est pour le salut de l’espèce.  » Ainsi, de même que l’alimentation peut être sans péché, lorsqu’elle a lieu avec la mesure et l’ordre requis, selon ce qui convient à la santé du corps, de même l’acte sexuel peut être sans aucun péché, lorsqu’il a lieu avec la mesure et l’ordre requis, selon ce qui est approprié à la finalité de la génération humaine [13].

Toute forme de contraception de ce fait va être proscrite car s’opposant à la finalité de la génération humaine qui deviendra première. Après le Concile de Trente, la spiritualité conjugale du couple se développe mais le « péché d’Onan » obsède les prédicateurs du 16e au 18e siècle [14].

Saint François de Sales : De l’honnêteté du lit nuptial

Dans ce chapitre de l’Introduction à la Vie Dévote [15], François de Sales utilise à nouveau l’analogie de l’alimentation et des relations sexuelles pour expliquer « ce que je puis pas dire des unes par ce que je dirai des autres ». Si d’abord manger sert à conserver la vie, la « fin principale des noces » est la procréation, cependant d’autres finalités sont envisagées : manger permet de ce que nous appelons aujourd’hui la convivialité ; quand on mange, on ne mange pas de force ; manger pour le plaisir est « supportable » mais non « louable » ; cependant manger avec excès est « vitupérable ». Laissant la métaphore, il admet que le « commerce corporel » est « juste et saint » même s’il ne conduit pas à la procréation comme en cas de période stérile (après grossesse) ou de stérilité définitive. Ce qui est condamné c’est le « péché d’Onan ». Il revient ensuite à sa métaphore : « les gens d’honneur ne pensent à la table qu’en s’asseyant, et après le repas se lavent les mains et la bouche pour n’avoir plus ni le gout ni l’odeur de ce qu’ils ont mangé » et il conclut avec humour « Je pense avoir tout dit ce que je voulais dire, et fait entendre sans le dire ce que je ne voulais pas dire ».

Le « funeste secret »

Paradoxalement, c’est la prise de conscience par la société que c’est le fait de la famille restreinte, qui s’affirme progressivement à la fin de l’Ancien régime, qui entraine la nécessité de pratiques contraceptives. Auparavant, il y avait le mariage tardif, la mortalité infantile, le système de mise en nourrice, désormais on exige une attitude plus respectueuse de l’homme envers sa femme, à commencer par l’hésitation à la rendre enceinte puisque environ 10% des mères mourraient après l’accouchement (Flandrin 209) et que la douleur de l’accouchement était redoutée. De même le respect de l’enfant nouveau-né fait que sa survie est rendue possible par extension de l’intervalle entre les naissances qui seul permet la poursuite de l’allaitement de l’enfant. La mise en nourrice auparavant permettait aux parents de se désintéresser de l’enfant et sa mort fréquente avait de ce fait moins de charge émotionnelle. Petit à petit cette mise en nourrice est remise en cause, la vie de l’enfant est plus respectée et la méthode du retrait devient une solution quand on veut nourrir soi-même son enfant et ne pas avoir de nouvelle grossesse qui mettrait en danger l’enfant présent.

Flandrin étudie le traditionnel effet du jansénisme mais n’est pas convaincu : les confesseurs jansénistes étaient peut-être plus rigoristes mais le laxisme condamné par eux pouvaient aussi être le fait de procréer sans se soucier de pouvoir nourrir l’enfant à naitre, ce qui va dans le même sens que précédemment. D’ailleurs on note dès le 18e siècle des consignes de discrétion données aux confesseurs.

Pierre Chaunu quant à lui pense que si la baisse de la natalité a été entrainée par des raisons sociales (qui viennent d’être évoquées) et économiques, la carte du jansénisme et celle de la chute de la fécondité « se superposent parfaitement » [16].

Malthusianisme et populationnisme

Dans la première moitié du 19e siècle, sous l’impulsion de l’évêque du Mans, Mgr Bouvier, il est suggéré aux confesseurs de laisser aux époux la responsabilité de leurs actes sans s’immiscer plus avant dans leurs pratiques [17]. C’est la réponse issue de la théologie de Saint Alphonse de Ligori qui lutta contre les pratiques rigoristes et qui a été canonisé précisément en 1839. Cependant un tournant rigoriste se diffuse à partir de 1850. Pie IX réinstallé à Rome cherche à renforcer son influence : sur la limitation des naissances, les pratiques onanistes sont condamnées.

A cette époque les découvertes scientifiques mettent en avant l’existence de période inféconde du cycle de la femme et leur utilisation pour éviter une grossesse n’est pas condamné par Rome qui condamne par contre le préservatif dont les progrès de la technique permettent le développement. Ce qui change en matière de mentalité collective, c’est la prise de conscience des problèmes de population : on cherche dans tous les pays des raisons à la baisse de la fécondité : métissage des races, stérilité des élites. Le darwinisme appliqué aux problèmes humains reçoit alors un écho considérable [18]. En 1896, le démographe et statisticien Jacques Bertillon fonde l’Alliance nationale contre la dépopulation qui compare la population Allemande et celle de la France et constate la vigueur démographique de la première contre la dépopulation de la seconde. En France, la loi de 1920 condamne la propagande en faveur des pratiques anticonceptionnelles.

Au plan de l’Église, cette évolution globale entraine une modification des recommandations aux confesseurs : alors que Rome en 1842 admettait la bonne foi des époux, en 1886 il est demandé aux confesseurs d’éclairer les consciences dans ce domaine, ce qui a pour conséquence d’éloigner les gens mariés du confessionnal. La suite logique se trouve dans Casti connubii de Pie XI en 1930 où il est dit explicitement que non seulement les confesseurs doivent instruire les consciences sur leurs obligations, mais, pour lutter contre l’inertie des confesseurs, c’est eux qui sont ici directement visés :

Si d’ailleurs un confesseur, ou un pasteur des âmes — ce qu’à Dieu ne plaise — induisait en ces erreurs les fidèles qui lui sont confiés, ou si du moins, soit par une approbation, soit par un silence calculé, il les y confirmait, qu’il sache qu’il aura à rendre à Dieu, le Juge suprême, un compte sévère de sa prévarication [19].

L’enseignement de Casti connubii est repris dans Gaudium et Spes et dans Humanae vitae : nous sommes revenus à notre point de départ et il importe maintenant de réfléchir sur l’ensemble du dossier.

Le natalisme catholique

La vision de l’Ancien testament, appuyé sur la bonté de la création définie dans la Genèse est nataliste. Le Peuple de Dieu doit se développer en générations successives et la fécondité est requise : le péché d’Onan fréquemment invoqué précédemment consiste précisément à refuser une descendance requise par la loi du lévirat (Genèse chapitre 38).

Le thème de la fécondité nécessaire pour propager le Peuple d’Israël n’est pas précisément repris par le message évangélique : son propos est différent puisqu’il met en avant le conseil évangélique de la chasteté dans la perspective eschatologique du Royaume.

La synthèse thomiste peut encore être jugée utile aujourd’hui dans la mesure où elle voit dans la procréation la conservation de l’espèce humaine et fait des relations sexuelles un acte raisonnable. Il s’agit là d’un premier niveau que l’on doit entendre au sens où l’homme est enraciné dans sa condition naturelle de mammifère. Cet enracinement dans la nature doit cependant être lui aussi géré rationnellement et toute communauté humaine a besoin d’une gestion politique de sa population, ce qui constitue un deuxième niveau.

Le niveau supérieur est celui de la reconnaissance de l’amitié accompagnée de bienveillance au sens d’Aristote qui s’applique entre époux ce que Paul avait déjà repéré mais en se situant dans son temps d’inégalité entre hommes et femmes [20]. C’est ce qui a été acquis plus récemment en termes d’égalité et qui est aujourd’hui une norme collective.

Le niveau évangélique est celui du célibat prophétique, qui n’est d’ailleurs pas spécifique du message chrétien puisqu’on le trouve aussi en Orient, mais également dans un contexte non chrétien en vue d’une cause qui dépasse l’individu comme un engagement politique ou scientifique.

Dans ces conditions le natalisme catholique d’aujourd’hui semble très lié à la situation politique où il a vu le jour : les politiques natalistes du début du 20e siècle. Comme cette situation a été suivie par l’accomplissement de la transition démographique des pays du tiers monde, le natalisme catholique semble aujourd’hui dépassé tant par les pratiques des couples que par les politiques publiques des différents pays. L’insistance sur le natalisme n’est plus de mise dans les pays qui gèrent leur population. Le problème de ces pays en termes de population n’est plus la natalité mais l’immigration, ce qui est tout autre chose.

Vouloir prendre position, comme le fait l’Église actuelle tant au niveau du bien commun que des pratiques individuelles ne repose non seulement sur rien d’évangélique mais également sur rien de rationnel ce qui fait que ces positions on été refusées. On ne peut que renvoyer à l’opinion du Père Congar en 1968 qui met l’accent sur la nécessaire réception d’une décision conciliaire ou papale et qui constate ici que ce n’est pas le cas. Il se réjouit de l’intervention des évêques français qui relativisèrent l’enseignement d’Humanae vitae et conclut à propos de cette dernière intervention que « si l’on ne parle pas ainsi, il se confirmera un hiatus, voire un abime, entre la hiérarchie pastorale et une masse de fidèles dont beaucoup sont vraiment évangéliques et généreux » [21].

Au vu de la levée de boucliers épiscopaux qui a suivi la publication d’un livre récent qui évoquait « l’urgence d’un changement » [22], on voit que les craintes du Père Congar étaient fondées.

Concluons en rappelant que l’idéal évangélique ne concerne pas la gestion de la contraception : si la population est un souci du bien commun, cette perspective doit être envisagée sur le pari de la perpétuation de l’espèce mais ce principe général peut prendre de multiples formes pratiques selon le contexte, soit en faveur, soit à l’encontre de l’accroissement de la population. La raideur actuelle de l’Église a fait que beaucoup de chrétiens se sont libérés de ces normes en renonçant à se dire chrétien : si on ne peut que les féliciter d’avoir rejeté ces contraintes irrationnelles, on doit demander que l’Église en revienne à l’Évangile sur cette question pour que ces ex-chrétiens puissent s’y sentir à nouveau à leur place.

 Annexe

Source du croisement de l’enquête 1966 : Sondages, revue française de l’opinion publique, 1967, n°2, p. 60 et 64. Je remercie Jacques Sutter de m’avoir communiqué ces données.

Source de l’enquête 1986 : enquête Sofres exploitée dans Guy Michelat, Julien Potel, Jacques Sutter, Jacques Maître, Les Français sont-ils encore catholiques ?, Cerf, 1991. Le croisement a été fait sur les données d’origine.

Enquête66

Enquête86



[1] George Weigel, Jean-Paul II : témoin de l’espérance, J.-C. Lattès, 2005, p. 265-270 ; Rouche Michel. La préparation de l’encyclique « Humanae vitae ». La commission sur la population, la famille et la natalité. In : Paul VI et la modernité dans l’Église. Actes du colloque de Rome (2-4 juin 1983). Rome : École Française de Rome, 1984. pp. 361-384. (Publications de l’École française de Rome, 72).

[2] Mathilde Dubusset, Devant Humanae vitae : le message romain devenu inaudible, in Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, À la gauche du Christ, Seuil, 2012, p. 412-415.

[3] Mgr Karol Wojtyła, Amour et responsabilité. Étude de morale sexuelle, Société d’Éditions internationales, 1965, préface du Père de Lubac ; nouvelle édition en 2013 éditée par Parole et Silence. [cité A&R].

[4] Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, Payot 1928, 1971.

[5] p.110-11 de l’édition 2013 chez Parole et Silence.

[6] Comme les Équipes Notre Dame du père Caffarel.

[7] Réunies dans : Jean-Paul II, Homme et femme il les créa : une spiritualité du corps, Cerf, 2004. [cité H&F].

[8] Agnès Walch, La spiritualité conjugale dans le catholicisme français, Cerf, 2002.

[9] Contrairement à ce que dit Walch p.472, où le chiffre de 56% est dit comme étant celui des pratiquants alors qu’il s’agit de la moyenne générale (voir détails et sources en annexe).

[10] Population & Sociétés 447, Juillet-aout 2008.

[11] Paul Veyne, « La famille et l’amour sous le Haut-Empire romain », Annales. ÉSC, N. 1, 1978. pp. 35-63.

[12] « Augustin : sexualité et société », chap. XIX de Peter Brown, Le renoncement à la chair, Gallimard 1995.

[13] Traduction des éditions du Cerf.

[14] Jean-Louis Flandrin, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Seuil, 1984.

[15] Saint François de Sales, Œuvres, Gallimard, 1969.

[16] .Pierre Chaunu, postface de Histoire de la population française, tome II, PUF, 1991.

[17] Cf sur toute cette question : Claude Langlois, Le crime d’Onan : le discours catholique sur la limitation des naissances, 1816-1930, Les Belles lettres, 2005.

[18] Cf. Philippe Cibois, « Le natalisme national », Esprit, Octobre 1982.

[20] Colossiens 3, 18-19 ; Ephésiens 5, 22-33.

[21] Martine Sevegrand, Les Enfants du bon Dieu : les catholiques français et la procréation du XXe siècle, A. Michel, 1995, p. 377.

[22] Catherine Grémion et Hubert Touzard, L’Église et la contraception : l’urgence d’un changement, Confrontations, Bayard, 2006. Cf. L’analyse du débat par Claude Langlois, « Sexe, modernité et catholicisme. Les origines oubliées », Esprit, février 2010, p. 110-121.