Le Jugement dernier en question : à propos d’une « fiction salvatrice »

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Comme le déclare Daniel Marguerat en Avant-propos de son livre avec Marie Balmary, (Nous irons tous au paradis, Albin Michel, 2012), le Jugement dernier devrait immédiatement être retiré de la vitrine du christianisme si on voulait faire un peu de marketing. D’ailleurs on n’en parle plus.

Ce livre en parle très sérieusement et il est rare, en parcourant la littérature qui parle de sujets religieux, d’avoir autant envie de lire la suite pour arriver à la fin. Il faut dire que ce livre est construit sur une intrigue : il s’agit du dialogue de deux personnes qui se répondent de chapitre en chapitre. Chacune fait son Avant-propos et dispose de quatre chapitres, pour finir par trois courtes conclusions alternées elles-aussi. À l’origine du projet, il y a une conférence faite en commun où Daniel Marguerat (bibliste) avait conclu, à propos du Jugement dernier : « Dieu se prononcera sur la vérité de chacun : pour son bonheur ou pour sa honte ». Marie Balmary (psychanalyste) avait protesté devant ce mot de honte qui lui rappelait trop le poids d’un surmoi dont elle cherche précisément à débarrasser ceux qui viennent la voir, et tous deux s’étaient promis d’écrire un livre sous forme de dialogue. Essayons d’en retracer les articulations.

Le sens du Jugement dernier

Cette idée du Jugement, héritée de la foi d’Israël est purement rétributive : les bons seront récompensés, les mauvais punis. La logique première du Jugement dernier est d’être une protestation contre le mal de ce monde, sa violence et il invite à une attitude éthique. Comme le dit Matthieu : « Alors les justes lui diront : Seigneur quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir (…) En vérité je vous le déclare ; chaque fois que l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu 25, 37-40, Texte en version originale sous-titrée). La surprise des élus vient de ce qu’ils sont jugés sur leur conduite, quelles que soient leurs convictions.

J’ajoute, mais ce n’est pas dans le livre, qu’en cela on retrouve la règle d’or commune à beaucoup de civilisations. Par exemple le chant 14 de l’Odyssée nous montre Ulysse revenant chez lui : il n’est pas reconnu mais bien accueilli par son serviteur Eumée. Ulysse l’en remercie et Eumée s’en explique : « Pour moi il n’est pas juste de dédaigner l’étranger, même s’il en arrivait de plus vils que toi. Car, étrangers ou mendiants, ils viennent tous de Zeus » (Odyssée 14, 56-58,  Texte en version originale sous-titrée)

Sur le rôle mobilisateur du Jugement dernier, il n’y a pas de divergence entre les auteurs du livre mais où il y a opposition, c’est sur l’attitude que doit entrainer cette mobilisation éthique et sur la question de la honte introduite par un texte de Marc : « Si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges » (Marc, 8, 38). Pour la psychanalyste, mettre en avant la honte, c’est renvoyer chaque individu à son Idéal du moi inculqué très tôt et dont la volonté personnelle est incapable de se sortir. C’est l’enfermer dans son échec.

Mais le Nouveau Testament n’en reste pas là.

Un nouveau regard

La parabole du bon grain et de l’ivraie (Matthieu 13, 24-30) est, comme le dit avec justesse Daniel Marguerat, « une de ces petites histoires agricoles dont le Nazaréen avait le secret » : elle nous révèle que le Jugement ne doit pas être anticipé ni pour les autres, ni même pour soi. Nous agissons dans un monde où le bien et le mal sont mélangés et où il est impossible de faire un tri selectif, y compris dans nos propres actions, même si nous avons le souci du bien. Nous ne pouvons pas savoir, quand nous portons un jugement sur notre action, quelle est la part de justification de nos oublis, de désir de satisfaire notre idéal du moi ou de l’opinion de ceux que nous admirons, ou du désir de soigner notre bonne renommée.

Une autre parabole, celle du roi qui règle ses comptes avec ses serviteurs (Matthieu 18, 23-35), veut nous manifester les ravages du jugement humain et lui oppose l’attitude du Roi du Royaume des cieux. En effet, au premier serviteur qui ne peut rendre ce qu’il doit, le Roi remet tout sans contrepartie, or, quand ce même serviteur rencontre son compagnon qui lui doit beaucoup moins, il veut le faire mettre en prison pour dettes. Cette deuxième attitude de pure justice est condamnée par la parabole qui nous explique ainsi que le Jugement dernier, même s’il nous rappelle qu’il faut avoir une attitude éthique, n’est pas là pour nous condamner en stricte justice rétributive.

Daniel Marguerat explique que le Jugement dernier oppose « ‘un salutaire interdit » (p. 88) à toute tentative de l’individu de se juger (et donc d’avoir des remords et de la honte), à toute collectivité de se donner ses objectifs comme normes absolues, au « repli idolâtre du monde sur lui-même, quand le monde se propose comme référence dernière et usurpe une autorité qui ne lui revient pas » (p.87).

Comme le dit Matthieu 7, 1-2, «Ne vous posez pas en juge, afin de ne pas être jugé ». Si le discernement est une exigence du Jugement, puisque c’est un rempart contre le mal, le prononcé d’une sentence doit nous échapper, y compris pour nous-même : il faut refuser de se laisser aller à la honte et donc faire confiance. On ne peut accepter de parler de « honte » que si on n’y voit non pas le remord, mais la nécessaire prise de conscience : « le sentiment de ne pas avoir été juste, c’est-à-dire de ne pas avoir été ajusté à la situation » (p. 157).

Daniel Marguerat fait référence à l’expérience de Luther qui se sentait indigne de sa mission mais qui trouva l’apaisement dans la prise de conscience de l’accueil gratuit par Dieu de celui qui se confie en lui. Il y a une dialectique subtile entre l’exigence de justice et l’Évangile de pardon qui « est libérateur ou il n’est pas. La « croisade de culpabilisation judéo-chrétienne » devrait se mettre à l’étude des textes, sous peine de ne viser que les dérives pathologiques du christianisme » (p.163). L’exigence de justice demeure cependant et doit entrainer même celui qui a confiance en Dieu, à poser des actes en cohérence avec cette justice : il y parvient plus ou moins et même si à ses propres yeux il y arrive mal, il ne doit pas se condamner dans le remord et la honte qui lui est associée. Finalement, le Jugement dernier « est une fiction salvatrice qui engendre responsabilité et non culpabilité » (p.208).

La fiction salvatrice

Le terme de « fiction » pour désigner le Jugement dernier est peut-être une réponse à un propos de Marie Balmary dans son avant-propos du livre où elle affirmait :

« Nous sommes devant une double éventualité :      
– Ou bien il n’y a, après la mort, que le néant. Pas la peine alors de chercher davantage, ce livre est sans objet.         
– Ou bien, il y aurait, par la mort, un passage vers un au-delà mystérieux, et sans doute une étape à franchir de l’ordre du jugement. » (p.12-13)

Il s’agit là de l’opposition classique entre athées et croyants mais si Daniel Marguerat n’a pas évoqué cette question dans ses interventions, ce peut être qu’il estime, comme bibliste, que cette question est en dehors de son champ de compétence. On peut cependant faire l’hypothèse que son emploi du mot fiction pour désigner le Jugement, pourrait être un refus de cette opposition sur lequel on peut réfléchir en complément de ce compte-rendu.

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À l’impensable, nul n’est tenu.

En effet, l’opposition des deux éventualités : soit le néant soit l’au-delà, non seulement peut, mais doit être récusée. Dire qu’après la mort il n’y a que le néant est un pur anthropomorphisme : c’est qualifier ce qui est en dehors de nos catégories temporelles d’une perspective du vide, de néantisation. C’est se placer dans une perspective de condamné à mort qui voit son heure arriver. Notre esprit est incapable de se situer en dehors du temps et de l’espace et l’on voudrait affirmer le néant, qui est bien une catégorie humaine.

Mais c’est tout autant pur anthropomorphisme que de parler d’au-delà, même mystérieux et d’étape à franchir. Ce qu’il y a après la mort est impensable et l’agnosticisme est la seule position tenable car c’est un pur refus de se situer au-delà du pensable.

La question qui se pose cependant, c’est la possibilité d’un agnosticisme chrétien et c’est ici que l’évocation d’une fiction salvatrice devient intéressante. Dans cette hypothèse, le Jugement dernier pourrait être le jugement que chaque personne, face à la mort (ou même dans le courant de son existence) se pose à elle-même : deux options s’ouvrent alors.

– La personne peut être parcourue par une inquiétude sourde : par un refus de la mort et une crispation sur elle-même, sa vie, pleine ou vide à ses yeux mais insuffisante, qui la laisse aigrie, crispée, refusant de toute ses forces ce qui va lui arriver. Elle se condamne à ses propres yeux, soit parce qu’elle n’est pas arrivée assez loin en termes de richesses, de pouvoirs ou de renommée, ou qu’elle ne veut pas lâcher ces biens. Elle peut se condamner au contraire parce qu’elle a échoué, qu’elle n’a pas été selon la norme d’une Église ou d’un milieu social, ou même qu’elle a mal accomplie sa tâche terrestre ayant sacrifié à la violence ou simplement mal traité ses proches. Elle est alors soit dans le refus du Jugement, enfermée en elle-même, soit dans la pure perspective du Jugement rétributif : j’ai fait le mal, à mes yeux je suis  donc condamné.

– Au contraire, elle peut accepter de lâcher prise, non dans la perspective d’une survie impensable au sens strict, mais dans la perspective d’une confiance toute humaine. Le jugement qu’elle porte sur sa vie est le Jugement vu plus haut comme spécifique du Nouveau testament : on ne se juge pas car on n’a pas à être jugé, la confiance permet de se jeter sans crainte dans ce qui nous dépasse. Dans ce cas on ne peut parler de jugement, car on n’a pas à se juger comme un juge pourrait le faire : notre personnalité profonde est au-delà de notre propre conscience et de nos expériences.

Il s’agit là certes d’un pari mais où la mise de chacun lui rapporte soit l’effroi, soit la paix. C’est un pari tout humain mais puissamment motivé ; il ne suppose rien qui ne soit de l’ordre du pensable, aucune métaphysique, mais il n’est que la relecture de la foi la plus authentique telle celle de Luther, puisqu’il y a été fait allusion précédemment. Ce pari n’est pas exactement pascalien car il ne porte pas sur une croyance en Dieu, mais il en a certains aspects que Pascal évoquait en exposant les conséquences du choix fait : « Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable » (Pensée S 680). La spécificité de la tradition chrétienne est depuis toujours de faire ce choix : sa conséquence est d’apporter la paix intérieure. Nous pouvons encore être portés par elle dans notre langage d’aujourd’hui, langage cependant difficilement audible puisqu’il refuse une opposition entre la croyance et l’incroyance au profit d’une position qui accepte les limites de la raison.

Le terme de fiction est entendu ici dans le sens de la fiction littéraire : il s’agit de décrire une situation inventée mais simulant le réel et qui entraine des conséquences dans la vie du lecteur. La « fiction salvatrice » du Jugement est bien de cet ordre : évoquer le Jugement dernier nous sauve de l’erreur de jugement que nous portons sur nous ou, si nous nous crispons sur notre ego, nous aide à l’abandonner et nous sauve de l’angoisse. Si c’est un pari, il doit être jugé à ses fruits face aux deux seules possibilités de crainte (éventuellement stoïque) ou de confiance : nous sommes embarqués, il faut choisir l’une ou l’autre.