Les Éditions de l’Emmanuel ont publié les interventions d’un colloque tenu en 2011 sous l’égide de l’Institut universitaire Pierre-Goursat (du nom du fondateur de l’Emmanuel). La 4e de couverture précise que cet ouvrage vise à comprendre le gender et les gender theories, « dans une tentative de recherche sincère de vérité » et la lecture confirme que le souci de respect des thèses présentées est bien présent. Nous verrons cependant qu’elles ne sont pas l’objet d’une discussion dans un cadre démocratique, qui est refusé.
On repère assez facilement que les auteurs se sont partagé le travail : les premiers Michel Boyancé et Tony Anatrella étant les plus critiques et les suivants étant plus descriptifs de la théorie du genre elle-même. Y a-t-il une manière commune d’envisager la question de la part des neuf auteurs ? C’est ce que je vais essayer de montrer car ils ont déjà en commun d’être liés soit à la Communauté de l’Emmanuel qui est l’instance publiante comme Paul Clavier, Michel Boyancé, Joyce Martin, Pascal Ide et Tony Anatrella (qui y enseigne également) ; soit à Institut d’études théologiques (Faculté de Théologie de la Compagnie de Jésus à Bruxelles) comme Marc Timmermans, Olivier Bonnewijn et Dominique Janthial (reste un intervenant, Pierre Yves Gomez, qui est enseignant à l’École de Management de Lyon). Les deux institutions ont un réseau commun de formés et de formateurs [1] ce qui permet d’envisager une problématique commune.
Dans cet ouvrage, mais en cela il ne se distingue pas de l’abondante littérature collective [2] ou individuelle [3] sur la théorie du genre dans le milieu catholique, on repère les prises de position suivantes :
– il existe depuis un certain nombre d’année une « théorie du genre », née aux États-Unis dans l’orbite des mouvements féministes et de la déconstruction d’origine structuraliste, et dont l’auteur mis en avant est Judith Butler dont le livre Trouble dans le genre [4] est très cité. Cette théorie est supposée nier la différence sexuelle ;
– cette théorie du genre serait répandue dans le monde entier par les instances internationales (ONU) sous couvert de promotion de l’égalité et de lutte contre les discriminations ;
– en France, cette théorie serait sous-jacente à des textes de lois comme le Mariage pour tous, à des programmes d’enseignement (SVT de première) ou à des initiatives luttant contre l’inégalité comme les programmes expérimentaux ABCD pour l’égalité ;
– cette théorie du genre est cohérente avec une société « à la dérive » [5] , société hyper-libérale qui n’a plus de repères et qui est conduite par l’anarchie des désirs.
C’est évidemment à cause de ses conséquences sociales en France et dans le monde que les milieux catholiques s’intéressent à la théorie du genre en général et à Judith Butler en particulier. Sans cet impact social, les positions LGBT (Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transgenres) auraient laissé indifférent (ou dédaigneux).
La théorie du genre
Dans Gender, qui es-tu ? L’étude précise de la théorie du genre est abordée avec sérieux et d’une manière approfondie, puis critique. Deux auteurs y consacrent un tiers du livre [6]. Suivons la démarche de Timmermans.
Le féminisme radical s’est développé dans les gender studies des années 1970 dont il donne les principaux traits (de la lutte du 19e siècle, aux mouvements marxistes et à la libération sexuelle) puis il montre l’impact de Judith Butler dont il indique l’enracinement philosophique dans Hegel et les philosophes français (Foucault, Derrida, Lacan et Deleuze). Il repère « l’axiome fondamental de la gender theory », la distinction entre sexe et genre mais il remarque que certains, en utilisant cette distinction entre sexe donné par la nature et genre construit socialement, se rapprochent de la tendance radicale qui nie la distinction et ne retiennent plus que l’aspect socialement construit. Pour lui, cette tendance au radicalisme est vu comme un entrainement : « beaucoup franchissent le Rubicon sans le savoir ni le vouloir vraiment (…) Les féministes radicales en effet relativisent tellement les données biologiques que ces dernières deviennent insignifiantes par rapport au gender masculin ou féminin. » (p. 179).
L’expansion internationale de la théorie du genre
Timmermans relève aussi l’expansion mondiale de la théorie :
« Avec une rapidité et des moyens déconcertants, le concept polymorphe de gender s’est implanté au cœur des politiques internationales, régionales, nationales et locales, des instruments juridiques, des programmes culturels, des codes éthiques, des universités et des écoles. Il sert ouvertement de point de référence à l’ONU et à ses agences telles que l’OMS, l’Unesco et la Commission de la population et du développement. Via de nombreuses ONG, il a été exporté dans les pays en voie de développement où, pour plusieurs d’entre eux, un ministère du gender a remplacé celui de la famille. Le gender offre également une pensée cadre à la Commission de Bruxelles, au Parlement européen et aux différents membres de l’Union européenne ». (p. 163-164)
La théorie du genre appliquée par la loi en France
S’il n’existe pas de norme objective concernant l’identité sexuée, alors toute position est liée au choix de chacun : c’est cette position qui est commune aux auteurs. Elle est mise en relation avec l’hyper-libéralisme contemporain mais aussi avec le fondement de la démocratie moderne qui en découle. Comme le souligne Boyancé :
« Voilà le vrai désarroi de l’intelligence politique et juridique actuelle, qui peut conduire à une grande anarchie des décisions juridique, et verser dans un dangereux arbitraire. En effet, mes différences vont être prises en compte si je les impose aux autres, notamment par le jeu des lobbies, pour mettre en place des structures juridiques qui les garantissent. L’application des différences « justes » et l’arbitrage du pouvoir politique apparaissent sans justification autre que la victoire du lobby le plus fort. Cela prête peu à conséquence quand il s’agit de décisions portant sur la vie pratique et courante des citoyens. mais dans la mesure où les décisions touchent les fondements mêmes de la vie humaine (notamment dans le champ de la bioéthique), nous nous trouvons face à des conceptions totales, totalisantes voire totalitaires, que le plus fort impose par le biais des lois ». (p. 25-26)
Un effet du libéralisme
Les déconstructions opérées par les théories du genre ne sont que la libération du désir, dont on devient l’esclave :
« La conséquence de toutes ces déconstructions, de toutes ces abolitions de frontières, est la libération du désir, du désir subjectif de l’individu roi et souverain ». (p.36).
« Nous arriverons non pas un monde de paix, mais à un monde de l’anarchie des désirs ». (p.38)
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Ce qui est frappant dans cet ouvrage, car commun à toute la littérature analogue sur le sujet, c’est le sentiment de l’extrême danger associé à la théorie du genre. Par exemple Tony Anatrella titre sa préface de Gender : la controverse (Tequi 2011) « La théorie du genre comme cheval de Troie » dont la légalisation des unions homosexuelles sera la conséquence. Par ailleurs le sentiment de persécution est très fort : l’exemple des parents allemands qui ont été condamnés en 2011 à 45 jours de prison parce qu’ils ont refusé que leurs enfants suivent des cours d’éducation sexuelles inspirée par la théorie du genre est souvent repris (Anatrella 2011) mais aussi dans Gender qui es-tu ? (p.191).
En fait, si l’on regarde le rejet de l’appel à la Cour européenne des droits de l’homme on s’aperçoit qu’il s’agit d’un refus de la part de parents chrétiens appartenant à l’Église Évangélique Baptiste d’une campagne de prévention contre les abus sexuels par les proches. Pour que leur enfant ne suivent pas ce cours, les parents l’ont soustrait plusieurs jours à l’école et pour cette raisons ont été condamné à une amende. Ayant refusé de payer, ils ont été condamnés ensuite à une peine de prison. Il s’agit là d’un cas de désobéissance civile assumée jusqu’au bout et non d’une persécution pour des motifs religieux : c’est d’ailleurs ce qui a entrainé le rejet de l’appel.
Pour montrer que la théorie du genre est dangereuse, en premier lieu on crée le terme lui-même de « théorie du genre » alors que les points de vue sont nombreux et que les résumer sous une seule théorie est certainement exagéré. Ce qui est refusé en le minimisant, ou en le rapportant à un marxisme qui a remplacé la lutte des classes par la lutte des sexes, c’est la prise de conscience de l’oppression masculine qui est pourtant centrale dans les luttes féministes. L’étude toujours très approfondie du texte de Judith Butler, Trouble dans le genre, donne vraiment l’impression de servir d’épouvantail alors qu’elle est n’est connue que dans les milieux qui s’occupent de ces questions.
Réagir en tant que chrétien ?
Une fausse piste serait d’utiliser Saint Paul et le célèbre texte de l’épitre aux Galates 3, 28 (Texte en version originale sous-titrée) :
Il n’y a plus ni Juif ni Grec,
il n’y a plus ni esclave ni homme libre,
il n’y a plus ni homme ni femme :
car tous vous êtes un en Jésus Christ.
L’exemple du statut de l’esclave nous permet de comprendre en quel sens il faut interpréter ce texte. Quand Paul dit qu’il n’y a plus ni esclave ni homme libre, cette déclaration signifie que chacun a le même rapport au salut universel apporté par le Christ et très explicitement, Paul met en parallèle l’homme libre qui est devenu esclave du Christ et l’esclave qui est devenu un affranchi du Seigneur (1 Corinthiens 7, 22). Dans le même passage, il dit à chacun de rester dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé. Cependant, s’il conseille aux esclaves d’obéir à leurs maitres mais il ajoute que les maitres doivent avoir une attitude respectueuse à l’égard des esclaves : « laissez de côté la menace : vous savez que, pour eux comme pour vous, le Maitre est dans les cieux et qu’il ne fait aucune différence entre les hommes » (Ephésiens 6, 9). Le message chrétien pour Paul ne justifie pas une modification de la condition des esclaves et le respect à leur égard vient du fait que la condition humaine est la même pour tous les hommes.
C’est exactement la même idée que Sénèque cherche à suggérer à son correspondant dans sa 47e lettre à Lucilius : « cet être que tu appelles ton esclave est né de la même semence que toi, qu’il jouit du même ciel, qu’il respire le même air, qu’il vit et meurt comme toi » [7]. En parallèle au « laissez de côté la menace » de Paul, on trouve chez Sénèque « Présente-toi donc à tes esclaves, en dépit des dédaigneux, avec un visage souriant, une supériorité sans orgueil ; inspire-leur de la vénération plutôt que de la crainte. (…) Le respect crée l’affection ; et l’affection ne se combine pas avec la crainte » [8].
Même attitude de respect envers les esclaves, basée sur l’humaine condition partagée, même absence de conséquence sociale de cette égalité chez Paul et chez Sénèque : Paul applique les normes stoïciennes de son temps.
En ce qui concerne les rapports entre les hommes et les femmes, Paul insiste pour que la femme porte le voile (1 Cor, 11, 3-16) en justifiant son choix par des raisons religieuses mais aussi par la coutume.
En conclusion, on voit que le salut universel apporté par le Christ change le statut des personnes en leur donnant un statut d’égalité dans leur relation à Dieu sans que cela modifie leur statut dans la société. Sur les questions de statut social, il faut, comme Paul qui utilise la manière de voir stoïcienne, discuter les opinions du temps, utiliser sa raison et se lancer dans le débat.
Un débat refusé à tort
Le débat est explicitement refusé dans Gender, qui es-tu ? Comme on l’a vu plus haut, la démocratie est vue comme une procédure électorale où le lobby le plus fort impose sa loi, et non comme une structure de discussion où les opinions se confrontent. Comme on a peur d’être mise en minorité, les conséquences les plus extrêmes des thèses féministes sont mises en avant car on craint de se les voir imposer. Par ailleurs, le texte de Benoit XVI devant le Bundestag est mis en exergue par Tony Anatrella car il correspond exactement à cette position : il y est dit que le droit naturel doit être au-dessus de toute législation : « l’homme aussi possède une nature, qu’il doit respecter » [9].
Ce refus de la discussion est d’autant plus dommageable qu’elle existe par ailleurs et que certaines conséquences qui sont redoutées du point de vue catholique comme la gestation pour autrui sont refusées au simple nom de la dignité humaine, autre nom de l’égalité de statut de tous devant Dieu, comme par exemple par Sylviane Agacinski dans Corps en miettes [10]. Dans cet ouvrage, la gestation pour autrui est étudiée avec beaucoup de soin et le refus de cette procédure s’appuie sur les éléments suivants :
– pas plus qu’une économie de marché hyper-libérale, une « société de marché » n’est admissible : faire entrer le don d’un enfant dans le marché est tout à fait la même chose qu’y faire entrer le don d’organe. On constate évidemment que ces deux pratiques se répandent dans les pays les plus pauvres où ils s’apparentent aux formes anciennes de l’esclavage où l’esclave était défini par Aristote comme un « outil vivant » par opposition à l’outil matériel. On ne doit pas revenir à la servitude du temps des domestiques, des bonnes à tout faire et des nourrices. Ce n’est pas parce que des femmes poussées par la pauvreté acceptent la gestation pour autrui pour répondre à la demande de familles riches, que cette pratique devient légitime. C’est contre la pauvreté qu’il faut lutter ;
– passer neuf mois de sa vie à porter un enfant puis le mettre au monde crée une relation qui, si elle est annihilée par un abandon est « une violence morale exercée sur la femme, dessaisie de sentiments communs et spontanés » (p. 86)
En résumé
En refusant la discussion démocratique, les auteurs de Gender, qui es-tu ? voient dans des théories du genre une pensée unifiée (alors que diverse), dont il faut refuser la démarche car elle est infondée (alors qu’elle est une réaction contre une domination masculine réelle), et dont les conséquences dangereuses vont être imposées par la loi numérique des plus forts.
À la racine de cette démarche se situe la doctrine catholique d’un droit naturel, donc accessible à la raison, mais qui a la particularité de n’être accessible qu’à une raison guidée par le magistère de l’Église. C’est cette énigme qu’il faudra étudier.
[1] Comme le souligne Olivier Bonnewijn en présentant l’Institut d’études théologiques
[2] Comme par exemple « La théorie du Gender » Vers une nouvelle identité sexuelle, Lethielleux, 2011, collection de l’observatoire sociopolitique du diocèse de Fréjus-Toulon
[3] Par exemple deux auteurs de Gender qui es-tu ? : Michel Boyancé, Hommes, femmes, entre identités et différences, Presses Universitaires de l’IPC. Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie, 2013 [où sont repris des éléments du présent ouvrage] et Tony Anatrella, auteur bien connu dont on peut citer par exemple : Gender : la controverse / Conseil pontifical pour la famille ; présentation de Tony Anatrella, Téqui, 2011
[4] Judith Butler, Trouble dans le genre, le féminisme et la subversion de l’identité, La découverte, 2006.
[5] Elizabeth Montfort, Présidente de l’Association Nouveau Féminisme Européen, préface l’ouvrage déjà cité de l’Observatoire sociopolitique du diocèse de Fréjus-Toulon par ce titre : « Le Gender révèle une société à la dérive ».
[6] Marc Timmermans, « Judith Butler et la différence sexuelle », p139-161 ; Olivier Bonnewijn, « Gender, qui es-tu ? », [reprenant le titre du livre pour répondre à la question avec précision], p. 163-229
[7] Sénèque, Entretiens, Lettres à Lucilius, édition établie par Paul Veyne, Paris, Robert Laffont, 1993, coll. Bouquins, p.706
[8] Lettre 47/17-18
[9] Discours au Bundestag, 22 septembre 201. Cf. le billet de ce carnet sur ce sujet
[10] Sylviane Agacinski, Corps en miettes, Flammarion, 2013