Benoit XVI et le droit naturel

Dans son discours au Reichstag du 22 septembre 2011 [1], Benoit XVI cite Saint Augustin pour fonder le droit naturel : sans la conformité au droit, que sont les royaumes sinon de grands bandes de brigands [2].

L’application qu’en fait le Pape est immédiate : c’est ce qui est arrivé à l’Allemagne avec le régime nazi : « nous Allemands, nous savons par notre expérience que ces paroles ne sont pas un phantasme vide. Nous avons fait l’expérience de séparer le pouvoir du droit, de mettre le pouvoir contre le droit, de fouler aux pieds le droit, de sorte que l’État était devenu une bande de brigands très bien organisée, qui pouvait menacer le monde entier et le pousser au bord du précipice. »

Ces paroles fortes de condamnation de l’ordre nazi au Reichstag même, devant le parlement de l’Allemagne unifiée, sont le mea culpa non religieux d’un pape allemand qui vont lui permettre de donner une justification au concept de droit naturel qui selon lui doit surplomber toute législation, même démocratique. La même raison motive le coup de chapeau du Pape aux écologistes allemands : s’il le fait, ce n’est évidemment pas pour des raisons politiques mais parce que cela lui permet de rappeler que le langage de la nature doit être écouté, ce que font les écologistes, mais que l’homme aussi possède une nature et qu’il faut de la même façon en tenir compte.

Le Pape, devant l’assemblée démocratique qu’est aujourd’hui le Reichstag n’hésite pas alors à remettre en cause le fondement démocratique des décisions politiques importantes : « Pour une grande partie des matières à réguler juridiquement, le critère de la majorité peut être suffisant. Mais il est évident que dans les questions fondamentales du droit, où est en jeu la dignité de l’homme et de l’humanité, le principe majoritaire ne suffit pas : dans le processus de formation du droit, chaque personne qui a une responsabilité doit chercher elle-même les critères de sa propre orientation. »

Waldstein

Pour savoir où chaque homme politique doit chercher par ses propres forces ce qui doit déterminer sa politique, le Pape fait une analyse ouvertement inspirée (puisque trois fois cité) du livre ci-contre intitulé Ins Herz geschrieben. Das Naturrecht als Fondamant einer menschlichen Gesellschaft, [3] c’est-à-dire « Écrit dans le cœur. Le droit naturel comme fondement d’une société plus humaine ». C’est dans le cœur de l’homme, dans une réflexivité tournée vers la prise de conscience de sa propre nature, que chaque individu doit chercher les fondements du droit conforme à la nature de l’homme.

Ce livre n’est pas un ouvrage universitaire : il est publié par une maison d’édition Sankt Ulrich Verlag qui, en fin de ce volume, fait la publicité de trois autres livres récemment parus : « les anges de la mort : l’offensive de l’euthanasie » ; « le commerce de l’avortement » ; « le détournement des droits de l’homme : la menace de la dictature du relativisme », ce qui permet de voir l’orientation de cette maison d’édition [4]  qui dit compter parmi ses auteurs des personnalités de l’Église catholique comme Benoit XVI, cinq cardinaux et trois évêques. Quant à l’auteur de « Écrit dans le cœur », le livre cité par le Pape, il s’agit de Wolfgang Waldstein, un universitaire, ancien professeur de droit romain en Allemagne puis à Rome à l’université pontificale du Latran. Il est membre de l’Académie pontificale pour la vie, institut pontifical créé par Jean-Paul II en 1994 qui vise à promouvoir «l’information et la formation sur les principaux enjeux de la bioéthique et le droit se rapportant à la promotion et la défense de la vie, en particulier dans la relation directe qu’ils ont avec la morale chrétienne » [5].

Dans sa partie historique, Benoit XVI s’appuie sur Waldstein et fait un raccourci historique en passant du droit romain directement au « développement juridique des Lumières jusqu’à la Déclaration des droits de l’homme » dont il dit que son fondement, le droit naturel, est considéré aujourd’hui « comme une doctrine catholique plutôt singulière, sur laquelle il ne vaudrait pas la peine de discuter en dehors du milieu catholique, de sorte qu’on a presque honte d’en mentionner même seulement le terme ».

Le Pape déplore que la raison humaine, qui dans son développement historique avait permis à l’Europe d’arriver à l’idée des droits de l’homme, ne soit plus en conformité avec ce qui est gravé dans le cœur de l’homme, ce que Dieu lui souffle par l’intermédiaire de sa raison (et pas seulement par la Révélation). Le Pape peut donc de ce fait en appeler à la raison (et c’est là que se situe la reconnaissance de l’écologie, comme respect de la nature découvert par la seule raison). C’est la raison humaine qui a permis au droit naturel, depuis l’antiquité, de fonctionner comme fondement de la législation européenne jusqu’à la déclaration des droits de l’homme. Waldstein en donne comme exemple, plusieurs fois cité, le cas du Code civil autrichien où il est dit (article 16) que « chaque homme a des droits innés, reconnus déjà  par la raison » (p.12). Si l’on a abandonné le droit naturel, c’est que la conception positiviste de la nature l’a emporté et que, comme l’a souligné à tort Kelsen, on ne peut tirer d’indication normative d’un fait.

Ce raisonnement pose un problème historique car Waldstein joue sur les mots en identifiant la loi naturelle (inscrite au cœur de l’homme) et le droit naturel (accessible à la raison). Le droit naturel ancien, celui que Cicéron dans la République (III, XXII,33) fonde sur « la loi de la raison, conforme à la nature, répandue chez tous les hommes, immuable et éternelle » a été remplacé par le droit naturel moderne lors de la révolution jusnaturaliste où l’homme, selon Hobbes ou selon Locke, dispose de droits dans l’état de nature. Les codes du 19e siècle ont subi cette révolution culturelle du jusnaturalisme et celle des Lumières, ainsi que la Révolution française qui a coupé l’ancien droit de ses sources traditionnelles. Ceci vaut aussi pour le code autrichien, comme le souligne Paolo Grossi, qui fait précisément de l’article 16 du Code civil autrichien « une source tout à fait nouvelle parce qu’il place au cœur de son édifice le sujet unitaire du droit naturel avec tout son patrimoine inaliénable de droits innés » [6]. Ce qui est accessible à la raison, c’est que l’homme a des droits, non le droit qui est au cœur de chaque homme, puisque c’est précisément ce que le code entend décrire.

Le Pape reconnait cependant un mérite au créateur du positivisme juridique honni, Kelsen, c’est d’avoir changé d’avis à 84 ans, précisément l’âge de Benoit XVI qui affirme que Kelsen aurait changé d’avis en abandonnant la conception que d’un simple fait (de la nature) on ne peut inférer une quelconque obligation. Waldstein ne va pas si loin et repère simplement chez Kelsen une variation sur les rapports entre droit et logique.

Kelsen est donc le grand adversaire théorique actuel du droit naturel catholique car il confie au législateur la validité du droit (mais non son contenu car les sources du droit sont nombreuses et peuvent venir de la morale, de la tradition ou des pratiques), et il nie donc que, des morales au cœur de chacun, des traditions nationales ou des pratiques sociales, puissent sortir une obligation. A fortiori aujourd’hui, il nierait que la biologie puisse à elle seule nous dicter des normes, ce qui est le but de Benoit XVI et de l’Académie pontificale pour la vie, chère aussi au professeur Waldstein.


[1] Discours du Pape
[2] Cité de Dieu, IV,4,1
[3] Wolfgang Waldstein, Ins Herz geschrieben. Das Naturrecht als Fondamant einer menschlichen Gesellschaft, Augsburg, Sankt Ulrich Verlag, 2010.
[4] Sankt Ulrich Verlag
[5] Pontifical Academy for Life.
[6] Paolo Grossi, L’Europe du droit, Seuil, 2011, p.101.

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